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CARTOGRAPHIES DE LA DISSEMINATION
Ewen Chardronnet


Il semble symptomatique que le concept de "locative media" soit devenu le dernier truc à la mode dans la communauté des arts électroniques. Chaque festival a sa section « locative », spéculant sur les (fantastiques) possibilités artistiques et sociales qu’offrent les technologies mobiles intégrant les données de positionnement. Pour être « hype » dans la « scène », le principe est d’être à la page en matière de derniers jouets technologiques.
Bien sûr, la critique peut se manifester. Elle le fait. Il y a beaucoup de discours vides sur les concepts de « mutations », de « devenir hybride », etc. Les jeux basés sur la localisation par exemple, ont été largement critiqués par des activistes orthodoxes ou des critiques du « media art », cependant il semble que la communauté « locative media » ne soit qu’une construction qui tente de rassembler les activistes des « réseaux » de l’ « open source » et du « no border » avec les chercheurs des laboratoires de recherche et développement, les premiers cherchant à développer des technologies de contre-surveillance, les seconds des prototypes commercialisables destinés aux grandes sociétés des technologies mobiles.

Immanquablement dans ce genre de débat, le spectre de la surveillance totale est activé par le reflex technophobe. Les technocrates mexicains ont déjà des implants GPS sous leur peau ! Que se passe-t-il ? Une mutation où l’ubiquité et la surveillance rencontrent les biotechs ? Cela semble être une préoccupation centrale des artistes et activistes. Mais, qui sait où le futur nous mènera ? Réellement. Passées les angoisses millénaristes, la bataille entre le « phile » et le « phobe » doit être discutée. Car toutes les peurs contemporaines se concentrent finalement autour des politiques de la dissémination.

Technophilie

Si, comme William Gibson, vous pensez que la technologie est le moteur fondamental de l’évolution culturelle [1], alors vous pourriez être intéressés par l’organisation technophile "Les Mutants" qui, dans leur manifeste [2], font démonstration d’exaltation pour la mutation technophile. Ils veulent : « Changer la vie, au sens propre et non plus au sens figuré : créer des espèces nouvelles, adopter les clones humains, sélectionner nos gamètes, sculpter le corps et l’esprit, apprivoiser nos germes, dévorer des festins transgéniques, faire don de nos cellules-souches, voir les infrarouges, écouter les ultrasons, sentir les phéromones, cultiver nos gènes, remplacer nos neurones, faire l’amour dans l’espace, débattre avec des robots, tester des états cérébraux modifiés, faire des projets avec notre cerveau reptilien, pratiquer des clonages diversifiants vers l’infini, ajouter de nouveaux sens, vivre vingt ans ou deux siècles, habiter la Lune, terraformer Mars, tutoyer les galaxies (…) Comme les Raéliens [3] (et avec le même arrière-plan eugéniste), ces « mutants » nous prophétisent un futur positiviste de science-fiction bon marché, en oubliant que les technologies qui les font rêver aujourd’hui ne seront sans doute pas distribuées avant des dizaines d’années, bien trop sensibles pour devoir rester sous le contrôle des armées et inaccessibles aux civils par la loi et le contrôle social et moral. Est-ce que « les mutants »construisent un rêve romantique d’hérésie ou jouent-ils avec la panique morale autour des manipulations génétiques ? S’ils sont sérieux dans leur désir d’avènements, ils devraient plutôt rejoindre l’armée ! Parce que les nouvelles forces spéciales du « Progrès » voudront clairement contrôler la dissémination de l’avant-garde de ces technologies sensibles. Il faudra se conformer à l’idéologie militaire pour en avoir l’accès.

Agents de dissémination

Nous savons que depuis la Guerre Froide, pour le « respect et l’équilibre démocratique », les militaires doivent convertir certaines technologies vers le civil (comme la précision du GPS dans le milieu des années 90). Mais la difficulté pour les Etats est plus dans la politique de contrôle des exportations de matériaux et technologies sensibles. C’est un vrai problème de savoir l’usage, civil ou militaire, de bon nombre de ces choses. Il est alors délicat d’arrêter la dissémination de ces technologies du fait de ce double usage potentiel.
Un travail artistique et tactique exemplaire sur le futur de la bio-ingénierie, est celui mené par le Critical Art Ensemble depuis près de 10 ans [4]. Mais depuis le 11 septembre et sous le Patriot Act, le gouvernement américain essaye d’accentuer le contrôle de cette situation et Steve Kurtz et le CAE en font douloureusement les frais. Ayant publiquement dénoncé les brevets sur le vivant et la contamination transgénique par les corporations, ils ont été accusés de bioterrorisme alors que leur travail vise simplement à éduquer le public sur les dangers des biotechnologies.
Steve Kurtz était déjà en plein drame lorsque le matin du 11 mai 2004 il appela le 911 pour leur dire que sa femme avait eu une crise cardiaque et était morte pendant son sommeil. La police arriva et décida que son matériel artistique pouvait être lié aux armes biologiques. En quelques heures, les agents du FBI ont arrêté Kurtz pour soupçons d'activités bioterroristes et fait cerner tout le quartier autour de sa maison. (Kurtz est sorti le lendemain sur les conseils de son avocat, sa détention s'étant avérée illégale). Pendant les jours suivants, des douzaines d'agents affiliés à divers corps de police, en tenues de protection, ont passé au crible les travaux de Kurtz, procédant à des analyses sur place, et ses ordinateurs, ses manuscrits, ses livres, son équipement et même le corps de sa femme pour des analyses. Pendant ce temps-là, le Département de la Santé de Buffalo décréta que sa maison représentait un risque sanitaire.
Le travail artistique de Kurtz et du Critical Art Ensemble met en cause la politique des biotechnologies. "Free Range Grains", le dernier projet du CAE, incluait un laboratoire mobile d'extraction d'ADN pour détecter d'éventuelles contaminations génétiques dans les produits alimentaires. C'est ce matériel qui a déclenché toute la suite d'évènements kafkaïens. Les tests du FBI ont révélé que le matériel de Kurtz n'était pas utilisé à des fins illégales. De fait il n'est même pas possible de produire ou de disséminer de quelconques germes dangereux avec cet équipement. De plus toute personne aux USA peut légalement acquérir et posséder un tel matériel. Pourtant Steve Kurtz vit encore aujourd’hui sous la menace de 10 ans de prison pour avoir expédié des matériaux biologiques très simples (bactéries e.coli, etc.). Au vu des convocations, le FBI fonde ses accusations sur la Section 175 du US Biological Weapons Anti-Terrorism Act de 1989, amendée par le USA PATRIOT Act. La version étendue de cette loi interdit la possession de "tout agent biologique, toxine ou système de fabrication" sans justification de "recherche dans des buts prophylactiques, de protection, ou autres buts pacifiques." [5]. Les membres du Critical Art Ensemble sont aujourd’hui vus comme agents de dissémination.

Technophobie

Pour René Riesel [6], le phénomène dominant de l’époque est la continuelle artificialisation de la vie, un processus à l’œuvre depuis un siècle dans lequel la science et l’économie se soutiennent mutuellement. La Société Industrielle crée un système technologique qui est devenu autonome au détriment de la vie et de la liberté, empêchant ainsi d’autres connaissances et relations sociales de s’épanouir. Cette domination conduit à la ruine de la nature comme à l’aliénation des êtres humains. Avec l’accélération de la compétition de marché et les fameuses « limites naturelles de la planète », les nouvelles technologies expérimentales doivent être testées en « conditions réelles ». Le monde dans lequel nous vivons est furieusement expérimental. [7]
Riesel est pour l’action directe luddite. Certaines technologies nuisent à la « communalité » ? Les Luddites détruisirent à coup de massue les machines qu’ils considéraient comme nuisibles au bien commun. Riesel, comme Theodore Kazinski (le Unabomber qui postait des lettres piégées aux responsables de la déforestation) est publié par l’Encyclopédie des Nuisances. Un de leur suiveur est Peter Lamborn Wilson, plus connu sous son nom musulman Hakim Bey, l’auteur de la « Zone d’Autonomie Temporaire ». Wilson réclame un Luddisme séculaire. « Il y en a parmi nous que l’on appelle anarchistes spirituels. Je veux bien accepter ce label si je peux disposer d’autres également. C’est un facteur assez connu qu’il n’y a nulle part de communauté séculaire Luddite. Les seules communautés Luddites sont les Anabaptistes, les Amish, les Mennonites, les Baptistes du 7ème Jour, tous ces groupes Germano-Anabaptistes qui viennent de Pensylvanie. Je suppose qu’il s’agit de fanatisme religieux. Mais nous avons besoin d’un équivalent de cela. » [8]

Les Amishs comme les Mennonites descendent des premiers radicaux Anabaptistes. Ils refusent majoritairement la société industrielle, même si certains sont ouverts à certaines nouvelles technologies (comme l’informatique Linux…). Théologiquement les Amishs et les Mennonites considèrent que la technologie doit rester sous leur contrôle intégral.

La fascination du "Progrès"

Sans être technophobe et comme dans Le Livre des Passages de Walter Benjamin, l’Association des Astronautes Autonomes se réfère à un modèle alternatif de l’histoire en réponse à l’acceptation dominante non-critique de la réalité technologique. La notion de « progrès » reste insatisfaisante puisqu’elle implique une évolution linéaire et automatique vers un but inévitable. La tâche du psychohistorien critique est de se positionner contre l’idéologie du « progrès », de chercher des origines à tout « développement » et de représenter le devenir comme une constellation en soi. En opposition à la notion de progrès linéaire, Benjamin oppose l’image de la constellation, comme un symbole de la relation qui émerge lorsque l’on place en conjecture un certain nombre de faits historiques apparemment sans liens. La constellation lie les événements passés entre eux, lie le passé au présent et provoque un flash de reconnaissance de modèle commun. La constellation marque la transition de la « mythologie », ou illusion, vers une compréhension authentique de l’histoire.
Prenons ainsi les révoltes Anabaptistes et les Amishs, les Situationnistes et les Nouveaux Luddites. Les événements séparés dans l’histoire se retrouvent liés par un déplacement d’une conscience insurrectionnelle commune vers un millénarisme apocalyptique de persécutés, pour aboutir à un fanatisme communautariste technophobe.

Conclusion : contrôle de la dissémination ?

Les services secrets peuvent s’inquiéter en matière de dissémination… Avec les hackers, les artistes, les immigrants, les journalistes critiques, les scientifiques, les paysans et la société civile dans son ensemble contribuant au problème, seul un état totalitaire peut imaginer gagner une guerre dans laquelle ont été ciblés comme premiers objectifs la « total information awareness » [12] et la « full spectrum dominance » [13]. Comment répondre à cette menace ? L’action directe ? Cela c’est la critique luddite – vous le faîtes à la massue. Les courriers, les transports, les frontières ouvertes, l’internet, le téléphone, les écrits, les ondes radios, l’air… contribuent à la dissémination ?… Si vous suivez la logique luddite, vous risquez d’être rapidement pris de panique et donc de réclamer comme les plus radicaux d’entre eux la destruction de la société industrielle dans son ensemble… Autre alternative ? Répondre tactiquement : les organisations d’observation du capitalisme, les médias, les controverses scientifiques, les sciences sociales, les arts, sont alors là pour constituer des systèmes d’alerte et des outils permettant d’étudier les conséquences imprévisibles des actions risquées de notre « monde-laboratoire ». Et ultimement concevoir une politique globale de la protection planétaire et de la préservation spatiale.


1. William Gybson, The Observer, 01/04/2001
2. http://www.lesmutants.net
3. Rael est un gourou français installé au Canada qui est passé maître dans la manipulation pro-science. Clone Aid est l’entreprise raélienne qui revendique la paternité du premier clonage humain. Le mouvement raélien est un phénomène à succès qui trouve même du soutien chez des écrivains comme Maurice Dantec et Michel Houellebecq par exemple.
4. http://www.critical-art.net
5. http://www.caedefensefund.org
6. René Riesel a débuté son parcours politique au côté de l’Internationale Situationniste dans la fin des années 60. Il s’est ensuite déplacé de Paris pour rejoindre le mouvement paysan alternatif dans le Sud de la France. Dans les années 90 il fut avec José Bové, exposé dans les agitations anti-transgéniques de la Confédération Paysanne, ce qui les conduisit à faire de la prison pour destruction de champs d’OGM.
7. "Du progrès dans la domestication", Editions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2003.
8. « An Anarchist in the Hudson Valley ». Une conversation entre Peter Lamborn Wilson et Jennifer Bleyer. Publié sur nettime, extrait de l’excellent Brooklyn Rail.
9. Tout a démarré avec le mouvement Anabaptiste au début du seizième siècle. Thomas Müntzer et certains des premiers compagnons de Luther dans son affrontement avec Rome (1517) radicalisèrent le mouvement en 1535, quand ils virent Luther se ranger du côté du Pouvoir et de l’Ordre contre la révolte des paysans et sous la pression de l’aristocratie.Ils se déclarèrent Anabaptistes, parce qu’ils pensaient que seuls les adultes qui avaient confessé leurs pêchés pouvaient être baptisés, et décidèrent qu’ils fallaient vivre à l’écart de la société. Mais avec Müntzer et d’autres, et à cause des révoltes et des persécutions, le mouvement Anabaptiste évolua vers un mouvement millénariste, un anarchisme spirituel, une radicalisation de la Réforme Luthérienne qui commença à croire en une assomption apocalyptique. Beaucoup d’entre eux croyaient qu’ils avaient atteint la fin des temps et que le retour de Jésus était imminent. Bon nombre de premiers Anabaptistes furent condamnés à mort par les Catholiques aussi bien que par les Protestants, et après les excès du Royaume Anabaptiste de Munster en 1534-1535, de nombreux survivants fuirent vers l’Alsace, les montagnes suisses et le sud de l’Allemagne. En 1536, un jeune prêtre catholique hollandais nommé Menno Simons rejoignit le mouvement Anabaptiste et redonna une unité au mouvement grâce à une attitude plus modérée. Ses écrits et sa position de meneur unifièrent bon nombre de groupes Anabaptistes, qui furent nommés les "Mennonites". Ici commence la tradition des communautés centrées autour de l’agriculture qui préféraient organiser les offices religieuses dans les maisons plutôt que dans les églises. Avec les prémisses de l’industrie, en 1693, un évêque suisse du nom de Jacob Amman se sépare de l’Eglise Mennonite considérant qu’elle devenait trop modérée et décide de fonder une société patriarcale dans un village de mineurs, Sainte-Marie-Aux-Mines, près de Strasbourg. Ses successeurs prendront le nom de « Amish ». La première communauté Amish s’établira aux Etats-Unis dans les années 1720 après que les Amishs furent expulsés de France par un décret de Louis XIV en 1713.
À propos des Anabaptistes et de l’anarchisme spirituel, lisez « L’œil de Carafa » de Luther Blissett (Seuil, 2001), http://www.wumingfoundation.com
10. http://www.dcc.uchile.cl/~rbaeza/libro/crollason.pdf
11. http://www.iht.com/articles/533089.html
12. http://www.eff.org/Privacy/TIA/ (Electronic Frontier Foundation information page on US government'snow defunct Total Information Awareness project)
13. spacecom.grc.nasa.gov/icnsconf/ docs/2002/09/Session_D2-5_Gonzales.pdf (PDF for US Spacecom's Vision for 2020 in which Full Spectrum Dominance is the declared primary object)