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Inventeurs-explorateurs de l'espace présent

L'utopie codée du Makrolab

Abandonnant la création d'œuvres en tant que telles, l'art contemporain serait devenu un territoire expérimental pour la production de subjectivités – selon le paradigme « éthico-esthétique » cher à Félix Guattari . Mais qu'est-ce que cela implique ? Comment s'arracher aux modes de subjectivation dominants ? Comment structurer la coopération humaine ? Comment reprendre certaines œuvres ou projets du passé, en les déplaçant sur le nouveau terrain de l'expérience ?
Le Makrolab, élaboré par l'artiste slovène Marko Peljhan au gré de nombreuses collaborations, pourrait fournir une réponse à ces questions – une réponse singulière. Mais encore faut-il voir le projet, c'est-à-dire prendre ses mesures, comprendre ses enjeux et ses défis, le situer dans ses multiples contextes, le suivre ou l'accompagner dans ses évolutions. Est-ce une sculpture ou une architecture, un concept ou une performance? Une machine de guerre informatique, ou un théâtre pour rejouer l'histoire ? La difficulté, quand on veut percevoir ou mieux encore, ressentir une tentative de cette nature, c'est de se laisser imprégner par l'horizon de ses possibles, tout en se rapprochant de son dispositif spécifique.

Laboratoire vécu
Ce qui frappe à première vue, c'est le caractère technique de l'objet, étincelant, futuriste, hérissé d'antennes et de capteurs. Le Makrolab est une architecture modulaire, entièrement démontable, constituée d'une charpente métallique recouverte de panneaux de plastique et surélevée de la terre par des pattes tubulaires. Découpé en forme d'octogone à la base aplatie, muni à l'intérieur d'un sol en bois et isolé par un matériau argenté, il se divise en quatre zones fonctionnels : cuisine, atelier de travail, dortoir (8 places) et douche/WC. A l'extérieur, un escalier mène à une porte étroite, qui s'élève sur des vérins pneumatiques ; de l'autre côté, une ouverture plus large donne sur une sorte de terrasse grillagée. Des panneaux solaires et une éolienne fournissent l'électricité ; un système de retraitement permet une consommation minimale d'eau ; la communication est assurée à travers tout le spectre électromagnétique, notamment par des liaisons satellitaires. Monté dans des environnements déserts, cela prend les allures d'un centre de recherche météorologique, ou plus encore, d'une station spatiale échouée.
Le projet remonte au mois de décembre 1994, quand Marko Peljhan fait un séjour sur l'île de Krk, au large de la Croatie. Le paysage est étrange, presque lunaire ; des avions de guerre trouent le ciel. Témoin oculaire de la déconstruction violente de la société yougoslave, Peljhan lit un poème de l'écrivain futuriste Khlebnikov, « Ladomir » (1920), dont le titre est forgé des mots russes signifiant « harmonie » et « paix ». Entre ces deux visions en contradiction flagrante, l'artiste slovène imagine la forme du théâtre à venir : « Une scène apparaît à l’horizon et s’avance, lentement. (...) Elle se meut par des voiles immenses ; un mécanisme complexe permet à ses jambes de se soulever et de se plier. Il n’y a pas de sons métalliques. Les matériaux sont nouveaux et inconnus. Elle a bien des jambes, et ressemble à un insecte. Elle possède la fonctionnalité et l’équilibre énergétique d’une abeille, et la carapace d’un cafard de l’Armageddon . »
1994, c'est l'année où Internet prend son essor, sur les marchés transnationaux mais dans les imaginaires aussi. Peljhan s'est déjà fait connaître dans le monde artistique avec ses performances ; il s'aventure également dans le monde des média-activistes, en tant que cofondateur de Ljudmila, une association consacrée aux nouvelles technologies. Inspiré par l'esthétique russe de la faktura, qui réclame le mélange de qualités sensorielles et d'idées abstraites, il travaille sur le dessin du laboratoire avec deux architectes, Bostjan Hvala et Jurij Krpan, et avec Luka Frelih, pour les systèmes de communication. Un premier prototype, le Makrolab Mark I, est retenu pour la Documenta X et s'installe pendant l'été de 1977 sur la colline de Lutterberg, à quelques encablures de la ville de Kassel.
C'est là où Johannes Birringer découvrira le projet. Paradoxalement, cet artiste de la scène, connu pour ses chorégraphies numériques, en perçoit uniquement le caractère technique et activiste : « Le Makrolab lance un processus artistique qui produit une connaissance parfois fulgurante de l'évolution de la "sphère publique" électronique. Il intervient dans les circuits de la radio et de la télécommunication pour tester les conditions sous lesquelles les technologies de transmission opèrent, et pour savoir comment les relations entre les individus-communicants peuvent gagner en puissance pratique . » Le danseur Birringer se plie aux urgences de son époque ; il reconnaît avant tout le travail critique de réception et de déchiffrage des transmissions civiles et militaires, accompli avec l'artiste américain Brian Springer. C'était le moment des médias tactiques naissants ; il fallait s'approprier les fonctionnalités des nouveaux outils, avant de les voir disparaître sous la surface lisse des produits marchands à venir. Birringer rend compte de la manière dont Peljhan et Springer travaillent à la frontière entre les nouvelles technologies et les procédures des avant-gardes historiques (collage, readymade, cut-up, dérive). La différence spécifique des mixages actuels, c'est le cadre à l'intérieur duquel ils s'échangent et trouvent leur sens : on ne s'adresse plus aux institutions artistiques classiques (revues, galeries, musées) mais aux sphères publiques nouvelles des ONG, et surtout à « l'économie du don » des net-activistes.
Cinq ans plus tard, l'écrivain Kodwo Eshun précise ce changement d'adresse ; mais il ressent autre chose aussi. Son texte décrit l'ambiance du laboratoire pendant son installation sur les terres de chasse de Blair Atholl, en Écosse. En juin-juillet 2002, le Makrolab reçoit huit équipages différents – artistes, scientifiques, hackers – pour des recherches correspondant à ses trois grands champs d'investigation : climat, télécommunications, migrations animales et humaines. Ces groupes vivent sous les conditions d'isolation/isolement qui, selon Peljhan, définissent les paramètres essentielles du projet. Eshun raconte la production d'une « subjectivité très particulière » : « Si l'impératif public du Makrolab, c'est de réaliser des expériences scientifiques dans un environnement post-médiatique, son impératif privé mais non pas exactement secret, c'est de donner au participant l'occasion d'être l'expérience. D'être le cobaye. De conduire des expériences sur soi, en adaptation constante à la dynamique interpersonnelle de la vie microcommunautaire . »
Eshun comprend ces expériences partagées comme une transformation micropolitique des données fournies par l'architecture technique du laboratoire, par l'environnement naturel et culturel où il s'installe, par la sphère informationnelle qu'il sonde en permanence. Ainsi, la visée artistique du Makrolab se réaliserait sous sa forme la plus concentrée dans la vie même de ses habitants. Ce qu'ils produisent, les journaux de bord, les photos, les cartes, les flux d'informations manipulées – c'est-à-dire, tous les documents ce qu'on pourrait présenter dans une institution traditionnelle – fait partie d'une « esthétique de données » (dataesthetic), une sorte de matière informationnelle brute, qui rend compte de projets se déroulant dans le temps. Le changement d'adresse signifie donc une mutation de la destination même de la production artistique, qui n'existe plus pour être contemplée, pour être appréciée dans sa complétude, mais pour être incorporée comme l'aliment d'un processus dynamique, pour être directement vécue.
La référence principale d'Eshun est un texte de Boris Groys, sous le titre « L'art à l'époque de la biopolitique. De l'œuvre à la documentation ». Groys remarque que l'efficacité des technologies biopolitiques, c'est de donner forme à la vie en tant qu'une « activité pure qui se déroule dans le temps ». « Si la vie n'est plus comprise comme un évènement naturel, un destin, Fortuna, mais plutôt comme du temps artificiellement produit et façonné, alors la vie est automatiquement politisée, puisque les décisions techniques et artistiques par rapport à ce façonnage de la vie sont toujours des décisions politiques . » Mais comment prendre une décision, selon quelles références, selon quelles orientations? Comment la vie humaine se laisse-t-elle façonner ? Ne faut-il pas distinguer entre biopolitique et biopouvoir ?

Sociétés entropiques
« L'isolation/isolement se comprend comme un véhicule pour atteindre l'indépendance des conditions entropiques des sociétés actuelles, et une réflexion sur celles-ci. (...) Des individus dans un isolement restrictif, intensif, peuvent produire plus de code évolutif que des mouvements sociaux de grande envergure géographique et politique . » Voilà, en bref, la pensée sociale du Makrolab. Mais on comprendra difficilement ce programme, et la forme même du laboratoire – son imaginaire futuriste, khlebnikovien, faisant corps avec sa lourde facture métallique – sans avoir à l'esprit toute la complexité culturelle et politique de la crise de l'état yougoslave. Marko Peljhan a grandi dans la République fédérale de Slovénie des années 80, où il fait des études de théâtre et de radio. C'était la grande époque du groupe de rock industriel Laibach et de la mouvance Neue Slowenische Kunst (NSK), quand la contestation culturelle passait par une sur-identification avec les symboles les plus explicites de l'idéologie autoritaire . En 1986 Peljhan assiste au spectacle de NSK, « Baptême sous le Triglav », mis en scène par le Théâtre des Sœurs de Scipion Nasice, avec une musique de Laibach et une scénographie du collectif pictural Irwin. Pour toute une génération slovène, ce fut une initiation bouleversante au pouvoir transgressif de l'art – mais à sa puissance utopique aussi : « Le Théâtre des Sœurs de Scipion Nasice comprend l'instinct d'Utopie comme une valeur innée, et non pas acquise. Cet instinct donné à la naissance fait partie de l'aspiration de l'être humain à intégrer l'entité cosmique, esthétique et morale. En créant son style, le Théâtre de Scipion Nasice ne peut pas chercher son droit à l'existence dans un acteur, un espace ou une production formelle, mais seulement dans une culture et dans une civilisation dont les expériences traumatiques sont récapitulées à travers ses productions théâtrales rétrospectives . » Le paradoxe de cet art slovène, c'est d'exprimer son utopie à travers une analyse rigoureuse, sans merci, des formes historiques du pouvoir.
Le bouillonnement culturel de l'époque allait de pair avec une explosion de nouveaux mouvements sociaux : punks, pacifistes, féministes, homosexuels, écologistes, rejoints après 1986 par l'organisation officielle de jeunesse. Bientôt c'est le « Printemps slovène » de 1988. Des élections démocratiques, suivies de l'indépendance nationale en 1991, font passer toute une société à travers le rideau autoritaire – pour la livrer aux logiques dissolvantes du capitalisme postmoderne.
La sortie du communisme sera marquée par un double imaginaire, de l'espace sans limites et de la capsule. Comment passer d'une société relativement close – resserrée dans sa résistance – à l'environnement ouvert de la mondialisation ? En 1992, dans une vidéo accompagnant le disque Kapital, les musiciens de Laibach se travestissent en cosmonautes, à l'intérieur d'une fusée décorée de croix suprématistes. L'année d'avant, les membres d'Irwin inventent l'Etat NSK dans le Temps, et inaugurent à Moscou le programme des Ambassades NSK. En l'absence du repoussoir totalitaire, ils essaient d'établir leur propres limites en tant qu'entité sociale, de tracer une frontière non plus spatiale mais temporelle : « Avec de tels projets, un territoire autonome NSK peut être défini ; un territoire capable de se déplacer, sans les contraintes de frontières géographiques, nationales, culturelles ; un territoire qui réalise son propre espace notionnel ». Dragan Zvadinov, le directeur du Cabinet Cosmocinétique Noordung (le successeur du Théâtre Scipion Nasice) va le plus loin dans l'imaginaire de la capsule, en orchestrant une performance complexe à l'intérieur d'une sorte de réplique de la station spatiale Mir. Tout ceci a visiblement des rapports avec les projets de Marko Peljhan. Pourtant une différence fondamentale le sépare de la génération des années 80, touchant à la conception même du travail artistique, et de sa situation dans la société.
Dans un entretien avec Eda Cufer, Peljhan revendique simultanément l'utopie et l'exercice de la vision. « Ma position déclarée dans le travail créateur, la stratégie d'isolation/isolement (...) est une position très utopique, et chaque fois que je la présente, elle ne trouve pas d'interlocuteurs . » Une même absence d'interlocuteur frappe l'exercice de ce qu'il appelle la « perspective satellitaire », qui pour la première fois permet aux individus de tout voir, d'être « les chroniqueurs du système global dans sa totalité ». « Il me semble qu'on vit dans une époque quand la réflexion n'est pas seulement désirable, mais nécessaire ; pourtant, ce qui se passe, c'est que l'interlocuteur, le récepteur, n'existe plus. Tout l'appareil théorique est pratiquement à l'arrêt, congelé. » Peljhan attribue cet état d'arrêt au dynamisme débordant de l'économie capitaliste, victorieuse à l'échelle planétaire. Il fallait trouver le moyen de porter en avant l'utopie d'une évolution sociale, tout en relançant l'appareil théorique par la création d'une machine de vision et d'expérimentation. Mais cela supposait l'abandon d'une approche purement théâtrale : « Il y a eu un tournant, quand j'ai décidé que ce ne serait pas une scène. Ce serait quelque chose de complètement différent. Ce ne serait pas une performance. Ce serait réel . »
Ce pragmatisme transparaît, dès le départ, dans les relations complexes que l'artiste entretient avec les forces économiques. Pour clore sa première série de performances à la Galerie Moderne de Ljubljana en 1993, Peljhan appelle à un débat public entre artistes et hommes d'affaires. Parmi ceux-ci se trouve Andrej Drapal, producteur de la série de Peljhan, et surtout, associé de Pristop, la grande firme slovène de relations publiques. Deux mots sont inscrits sur un verre-miroir derrière les invités : Religion / Pouvoir. Peljhan arrive dans la salle, ouvre une valise installée sur un dais, prend un marteau et casse violemment le verre-miroir, avant de s'asseoir dans le public et laisser libre cours au débat.

Horizons
Le Makrolab est une tentative extrêmement sophistiquée de passer à travers tous les écrans idéologiques qui configurent la nouvelle religion du pouvoir. Il s'agit d'une utopie à la Khlebnikov, qui revendique les droits des inventeurs-explorateurs contre ceux, plus assurés, des investisseurs-exploiteurs . Cette utopie se réalise dans la matérialité idéelle de la faktura, ce qui veut dire dans ce cas : art conceptuel, architecture, ingénierie de pointe, systèmes de communication informatisés. Mais elle comprend également une réflexion sur la modulation du temps, entendu comme un procédé de contrôle : « Nous sommes constamment définis par le temps, les échéanciers, les dates ; nos vies sont planifiées, notre identification électronique et la frappe temporelle de nos messages informatiques nous situent dans l'espace abstrait et immatériel des réseaux. (...) L'espace, dans le premier monde, a perdu sa place dans les consciences au profit du temps, et ainsi survient une perte du sens de l'orientation. Une perte qui n'a jamais eu lieu pour les centres de pouvoir. » Le Makrolab, qui resserre l'espace autour de l'individu en microcommunauté, veut en même temps élargir ses investigations cartographiques à tous les lieux et à toutes les fréquences du pouvoir. La biopolitique proprement dite surgit quand une dynamique coopérative permet cette confrontation avec le biopouvoir qui s'exerce sur le temps humain.
Des enjeux considérables sous-tendent ce type de projet, même s'ils sont rarement formulés de façon explicite. Personne ne peut travailler sur la facture traumatique de la civilisation technique, sans se rendre compte que ses origines sont militaires. La machine de guerre nomade est faite pour dissoudre ces origines, pour refaçonner le temps : c'est ce que Peljhan appelle, prosaïquement, la conversion de technologies militaires en technologies civiles. Pour accomplir cette conversion, faut-il en même temps que l'art devienne la vie, selon l'analyse de Groys ?
L'expérience suggère autre chose : une relation en boucle, discontinue et évolutive, entre des virtualités artistiques et scientifiques et des actualisations machiniques et subjectives. En s'orientant avec précision à fin de réaliser des possibles sur un territoire construit, on se met en position de créer de nouvelles ressources logiques et imaginaires ; on agit au rebours des tendances entropiques, en produisant du « code évolutif » pour l'avenir. Comme l'utopie codée du laboratoire lui-même. C'est une manière légèrement différente de comprendre le sens de la dataesthetic citée par Eshun. L'activité vitale de la recherche ne produit pas seulement des données en vrac. Elle produit des dons scientifiques et artistiques, en vue d'une autre vie possible.

Brian Holmes